Si El Hachemi Assad est le secrétaire général du Haut Commissariat à l’amazighité. À la veille de la célébration du printemps amazigh d’avril 1980, il nous a accordé un entretien pour parler de cette date historique qu’il qualifie de « victoire d’étape déterminante » qui a permis d’obtenir, aujourd’hui, le statut de langue nationale et officielle. Dans cette interview, il revient sur ces acquis, mais aussi les défis futurs. Il balaye également, les rumeurs sur un recul de l’enseignement-apprentissage de tamazight. Il n’omet pas de rendre un hommage à Mouloud Mammeri et son grand héritage scientifique et académique. Appréciez-plutôt…

L’Expression : Nous sommes à la veille de la célébration du 20 Avril. Que signifie pour vous cette date ?
Si El Hachemi Assad : Le 20 Avril représente un marqueur majeur qui catalyse les aspirations identitaires légitimes des Algériennes et des Algériens. C’est le creuset historique d’une victoire d’étape déterminante arrachée de haute lutte par une génération ayant revendiqué la prise en charge légitime de tamazight dans la sphère institutionnelle, tout en restant viscéralement attachée à l’Algérie et à l’algérianité, en tant que matrice de fondation de la nation. C’est un processus qui est amorcé en 1980 et qui continue à être consolidé d’année en année. Il est conforté aujourd’hui par un acte mémoriel de reconnaissance historique et par un statut politique que lui confère, désormais, l’officialité de notre langue algérienne, tamazight, dans la Constitution. En parlant du 20 Avril, nous évoquons bien entendu le parcours digne du chercheur-enseignant Mouloud Mammeri. La symbolique de cette date est liée à son image, lui qui incarne la résistance sereine et pacifique, mais néanmoins courageuse et déterminée, tout en bravant les ostracismes et mauvais procès. La célébration de cette date est une halte et une occasion pour évoquer ce long et appréciable processus d’accumulation scientifique qui ouvre la voie à l’affirmation de tamazight dans sa dimension académique la plus féconde, avec la caution des compétences désormais attestées et avérées dans ce domaine. Aujourd’hui, nous devons travailler à la mise sur les rails des projets structurants et d’avenir qui engagent le destin de tamazight, patrimoine de tous les Algériens, en la propulsant vers la modernité. Les récentes avancées politiques et constitutionnelles sont indéniablement des acquis majeurs à même d’assurer le rayonnement de l’amazighité sur l’ensemble du territoire national, sans exclusion aucune.

La célébration du printemps amazigh d’avril 1980 a toujours été un moment particulier qui appelle à faire un bilan des acquis de cette lutte. Qu’en est-il de l’enseignement de la langue amazighe, notamment de sa généralisation dans plusieurs wilayas du pays.
L’officialisation de tamazight instaure de nouvelles conditions favorables à sa prise en charge et à son développement dans toutes les sphères institutionnelles, notamment les systèmes de formation et d’enseignement-apprentissage indépendamment de l’impératif constant de l’évaluation globale du processus de l’enseignement de tamazight à l’effet d’apporter les réajustements nécessaires et appropriés, en rapport avec les dysfonctionnements enregistrés et encore persistants, le Haut Commissariat à l’amazighité valorise ce parcours qu’il juge positif, car étant la résultante des efforts consentis par l’État pour la promotion et le développement de la langue amazighe de manière progressive, et ce, depuis l’introduction de son enseignement dans le système éducatif en 1995/1996. Cet effort qui tend vers l’objectif d’asseoir et de renforcer la place de la langue amazighe à l’école est en soi une réponse explicite, en écho à ces rumeurs qui circulent délibérément ou involontairement sur le fait qu’il y aurait à la fois un recul de l’enseignement-apprentissage de tamazight et une réticence à différents niveaux d’intervention de l’action publique, en tant que segment de la politique éducative et linguistique. De telles allégations et méprises ont, à notre sens, pour but de minimiser les acquis institutionnels d’autant plus qu’elles surviennent en ce moment où nous célébrons fièrement le 60ème anniversaire de l’indépendance et de la jeunesse et où nous sommes invités, en tant qu’Algériennes et Algériens, à renforcer le front intérieur dans sa dimension nationale et patriotique la plus unitaire possible. Cette démarche est le résultat tangible d’efforts concertés entre le HCA et le ministère de l’Éducation nationale, visant la réussite de l’enseignement de tamazight et sa prise en charge efficiente sur tout le territoire national. D’ailleurs, c’était une des recommandations phares de la Rencontre nationale des directeurs de l’Éducation nationale qui s’est tenue les 18 et 19 mars 2023. Actuellement, nous travaillons sans relâche pour régler les problèmes signalés par-ci par-là et donc proposer des solutions appropriées à la suite desquelles une directive ministérielle sera formulée pour clarifier les modalités organisationnelles liées à l’enseignement de tamazight pour la rentrée scolaire 2023/2024 et ce, conformément aux textes législatifs et réglementaires en vigueur dans le secteur de l’Éducation nationale. Parallèlement à cela le HCA s’investira de tout son poids pour la mise en œuvre de la proposition portant amendement de la loi d’orientation de l’Education n°04/08 du 23 janvier 2008 pour être en conformité avec les dispositions de la Constitution de novembre 2020.

Ne pensez-vous pas qu’il y a comme une hésitation à accompagner la promotion de cette langue ?. On en veut pour preuve le choix des caractères pour écrire tamazight, qui n’est toujours pas tranché.
N’ayant pas encore tranché le choix des caractères pour écrire tamazight n’est pas synonyme d’une « hésitation à accompagner » cette langue dans son évolution vers une langue qui serait en mesure d’exprimer la modernité dans toute sa diversité, sa complexité, ses nuances et dans tous les domaines (littéraire, artistique et scientifique). Bien au contraire, le choix de l’un des trois caractères potentiels (tifinagh, latin ou arabe), actuellement en l’absence de l’Académie de la langue amazighe, serait fait en dehors du cadre académique et, surtout, aurait pour conséquence une inhibition de la production dans les deux autres, sachant qu’à travers l’histoire, les trois caractères ont fonctionné, selon des périodes (Antiquité, Moyen Àge islamique, colonisation et postindépendance), de façon alternative et souvent complémentaire. C’est cet héritage qui continue à fonctionner encore de nos jours. Une langue qui a été mise sur la marge des siècles durant pourrait bien patienter quelques mois ou quelques années pour se choisir les caractères qui conviendraient à son usage fonctionnel optimal. Il est à rappeler que la linguistique moderne depuis De Saussure (1926) considère qu’une langue est d’essence orale et que l’écriture qui sert à la fixer est un moyen extralinguistique qu’elle emprunte au domaine de la graphie. Toutefois, la polygraphie a des conséquences certaines sur le plan pédagogique et même sur le plan d’une évolution convergente qui aboutirait à une koinè, un standard de tamazight qui rapprocherait un tant soit peu toutes les variétés linguistiques de cette langue et cela, à la faveur du dynamisme de ses locuteurs, au-delà de la variété de leurs expressions régionales, qu’il s’agit de respecter, préserver et développer.

Il en est de même pour l’épineuse question de la standardisation de la langue amazighe qui semble de plus en plus très difficile à concrétiser.
« L’épineuse question de la standardisation de la langue amazighe…difficile à réaliser » ; mieux encore, elle est impossible à réaliser par une simple volonté. La standardisation d’une langue comprenant plusieurs dialectes ou parlers régionaux plus ou moins proches les uns des autres, ne peut se réaliser que dans des conditions requises et pendant un temps nécessaire qu’on ne peut déterminer avec précision. En ce qui concerne tamazight, les deux principaux facteurs de l’évolution de ses différentes variétés linguistiques vers un standard commun existent depuis les années quatre-vingt-dix : il s’agit de l’école et des médias qui mettent en contact les différents parlers et permettent des échanges entre leurs locuteurs. Il y a aussi la production littéraire qui s’est accrue de manière dynamique depuis les années 1990. Mais l’usage et le temps détermineront en dernière analyse les choix des composantes de la langue « standard commune », notamment la composante lexicale. Par exemple, l’on désigne « Président » par des termes différents, selon le parler utilisé : aselway, amnukel uqran(targui), aqerru (kabyle), azaluk (muzabite), etc. L’usage finira par consacrer l’un des termes évoqués, probablement « aselway » qui est déjà le plus utilisé. L’école, les médias et l’usage finiront aussi par rapprocher les divergences dans la pratique linguistique ; quant à la composante syntaxique, elle est déjà quasiment la même pour toutes les variétés amazighes. En somme, la standardisation de tamazight, c’est-à-dire l’aboutissement à une langue standard commune, à l’instar de l’arabe transnational enseigné à l’école, est en train de se concrétiser à petits pas. Cela prendra, à l’évidence, du temps et sa durée peut être accélérée ou ralentie, en fonction du rythme de la mise en œuvre de plusieurs facteurs, de façon naturelle et non par une préfabrication dans des laboratoires de prêt à utiliser ici et maintenant.

Depuis des années, fait exceptionnel, le HCA célèbre en Algérie la Journée mondiale de la langue maternelle. La dernière «halte» du HCA, à cette occasion, a été marquée à Tlemcen où, entre autres, un Colloque national y a été organisé autour d’un thème majeur: la sécurité identitaire .Y a-t-il nécessité, voire l’urgence, de se pencher sur cette problématique ?
Oui, effectivement c’est désormais une activité pérenne et annuelle. La rencontre organisée à Tlemcen en février 2023 a été un franc succès sur tous les plans. Pour rappel, cette année il s’agit de la double célébration de la Journée internationale de la langue maternelle et de la semaine des langues africaines. Et à l’occasion, il y eut la programmation du colloque abordant un thème majeur national : «L’amazighité, élément fondateur de la nation, sécurité identitaire, intégrité territoriale et unité nationale». Je dois vous préciser que ce genre de rencontres est l’aboutissement d’une construction réfléchie et apaisée d’une représentation mentale globale des fondements de l’identité nationale dans toute sa diversité linguistique et culturelle, véhiculées dans les deux langues nationales. Le HCA est présent sur le terrain et s’investit sur des thématiques pertinentes qui nécessitent une intervention institutionnelle élargie à d’autres partenaires et, de ce fait, nous suscitons l’intérêt particulier pour une prise en charge de la problématique de la sécurité identitaire en tant que domaine stratégique nécessitant une approche scientifique.

Il s’agit, en la matière, d’adopter une stratégie nationale visant à lutter contre le discours de la haine et ce, en vue de renforcer et consolider les constantes nationales qui constituent un rempart de protection et de dissuasion à l’encontre de tout ce qui peut porter atteinte au triptyque constitutionnel: l’islam, l’arabité et l’amazighité. Renforcer le système législatif par l’identification des procédés à même de préserver la cohésion sociale et de lutter efficacement contre toutes les formes de propagation de discours anti-algérien, véhiculés à travers les réseaux sociaux. Consolider et servir les intérêts supérieurs de la nation, l’autorité de l’État algérien et la pertinence d’un front intérieur patriotique.

Tamazight est un facteur important d’unité nationale et de cohésion sociale. Cela est-il reconnu dans notre société ou faut-il davantage de sensibilisation à ce sujet ? Quel rôle peut jouer le HCA en ce sens ?
Oui, tamazight est un ciment de la cohésion nationale. C’est pour cela que sa prise en charge relève de la portée et de la profondeur stratégiques des politiques et actions pérennes de l’État et ce, par référence et en déclinaison du système de valeurs ancestrales communes dans ses dimensions culturelles, linguistiques et éducatives diverses partagées par tous les membres de la communauté nationale. Ces derniers doivent être imprégnés, en continu, et surtout chez les générations montantes, du même sentiment de fierté d’appartenance à une histoire plusieurs fois millénaire. Au HCA nous défendons cette triangulation : unité nationale, intégrité territoriale, cohésion sociale, adossée aux composantes du socle constitutif de notre nation : islamité, arabité, amazighité. Dans le cadre de notre mission institutionnelle nous menons une action engagée et réfléchie pour conforter et promouvoir la place naturelle et légitime de l’amazighité dans notre pays, à travers ses dimensions linguistique, culturelle et historique les plus productives. Malgré des contraintes objectives, mais aussi des réticences, cette action multiforme, nous la menons par patriotisme sans jamais dévier de ce cap. Reste la sensibilisation continue, c’est aussi l’affaire de tous. Nul ne pourra douter que la réhabilitation de la dimension amazighe de la nation algérienne est de nature à en consolider les fondements et à mieux la préserver des dangers et des menaces externes qui auront pour écueil notre unité nationale et notre sens de l’intégrité territoriale.

Quid de la création de l’académie de la langue amazighe reprise dans la Constitution de 2020 ?
Les dispositions de la Constitution de 2020 confirment et confortent la reconnaissance et le statut de tamazight comme langue « nationale et officielle dans toutes ses variétés en usage sur le territoire national ». Elles stipulent sa promotion, son développement par la création de l’Académie algérienne de la langue amazighe. Notre plaidoyer de toujours est la relance et la réactivation de cette institution constitutionnelle qui existe juridiquement, mais non installée et donc non opérationnelle. Elle devra travailler en interaction et complémentarité avec le HCA. Par ailleurs, nous devons revenir sur la question essentielle en définissant les critères qui doivent présider au choix des membres de cette instance qui, impérativement, doit se reposer sur la compétence, l’expérience et la qualité des travaux des personnalités proposées, aussi bien dans le domaine de la recherche scientifique, de l’éducation et de la formation que de la création artistique et littéraire. Elles répondent également à des paramètres de représentativité, exemple de genre (présence importante de femmes), de répartition géographique (caractère national), de diversité linguistique (différentes variantes de tamazight) ainsi que ceux inhérents à la pluralité et à la diversité des profils disciplinaires à dominante universitaire de rang magistral (linguistique, littérature, anthropologie...) et des métiers (professionnels de l’éducation, de l’édition, auteurs, écrivains…) et ce, à l’effet d’embrasser toutes les dimensions liées à la langue et à la culture amazighes. En un mot, notre souhait est de doter cette instance de personnalités ayant une vision d’État, une hauteur de vue scientifique et une projection rationnelle et méthodique des déclinaisons pédagogiques et culturelles, à la hauteur et de l’ambition des dispositions contenues dans la Constitution de notre pays.